Quand j’étais au secondaire, j’ai travaillé comme sauveteuse. Je pensais que ce serait un travail reposant, que je pourrais me faire bronzer et lire un peu pendant l’été. À ma grande surprise, c’était une lourde responsabilité pour une enfant de 15 ans et je me suis retrouvée à courir à gauche et à droite avec une trousse de premiers soins, à faire des bandages pour les coupures aux orteils et aux genoux, et j’ai même dû effectuer un sauvetage dès mes premières semaines de travail. Je me suis vite rendu compte que je pouvais me simplifier énormément la vie, d’autant plus que j’avais horreur du sang, en faisant respecter les règles à la lettre – comme ne pas courir autour de la piscine – afin de prévenir les accidents et autres incidents.
Quand on y pense, j’agissais exactement comme la Fed. Elle cherche de toute évidence à agir de façon proactive, en ce sens qu’elle cherche à prévenir une crise plus grave en insistant sur le fait qu’il vaut mieux prévenir que guérir. D’ailleurs, la Fed n’est peut-être pas la seule, bien qu’elle prenne les devants à ce chapitre.
La semaine dernière, la Banque centrale européenne (BCE) a tenu une réunion. Elle a adopté un ton accommodant et dit clairement qu’elle explorerait les possibilités. Par contre, elle a décidé de maintenir le statu quo à sa réunion de politique monétaire, et cela a évidemment déçu les marchés. Les marchés ont d’abord réagi en faisant chuter les taux obligataires, mais les titres ont aussitôt perdu la majeure partie de leurs gains.1 Selon moi, ni la BCE ni les gouvernements de la zone euro (ZE) ne sont disposés à agir de manière préventive en assouplissant leur politique monétaire ou budgétaire.
Qu’est-ce qui explique cette réticence? Je crois que c’est la demande intérieure – en particulier la consommation et le secteur tertiaire – qui se porte bien dans de nombreux pays de la ZE, le tout soutenu par les pénuries de main-d’œuvre et les taux d’intérêt à un niveau plancher record, en dépit du fait que le secteur manufacturier et les investissements souffrent des tensions commerciales et géopolitiques. Évidemment, l’économie américaine est en meilleure posture que la ZE, surtout en ce qui a trait à la consommation, comme en témoigne la première estimation du produit intérieur brut (PIB) du deuxième trimestre, qui fait état d’une augmentation de la consommation de plus de 4 %.2 Cela soulève la question à savoir : Pourquoi est-il presque certain que les États-Unis vont abaisser leur taux directeur cette semaine?
Je crois que la réponse réside dans le fait que la Fed est devenue la banque centrale mondiale, plus rien que la banque centrale des États-Unis. C’était très clair lors de la crise financière mondiale et c’est le cas une fois de plus, alors que nous traversons ce que je qualifierais de crise commerciale mondiale. Et, en sa qualité de banque centrale mondiale, elle doit agir prudemment, tel un sauveteur, et tenter de prévenir une crise avant qu’elle n’éclate. Par conséquent, je m’attends à une baisse de taux de 25 points de base de la Fed cette semaine malgré le dynamisme – bien qu’en perte de vitesse – de l’économie américaine (d’autant plus que l’indice des dépenses de consommation personnelle demeure sous la cible et je m’attends à ce que la croissance des salaires demeure relativement faible dans le rapport sur l’emploi de juillet).
Après tout, le Fonds monétaire international (FMI) a lancé un appel à la relance la semaine dernière, lorsqu’elle a rendu public le numéro de juillet de ses Perspectives de l’économie mondiale. Le FMI a révisé à la baisse ses prévisions de croissance mondiale pour 2019 à 3,2 %, par rapport à 3,3 % en avril, ce qui continue la série de révisions à la baisse. Fait à noter, le FMI a révisé en forte baisse son estimation de la croissance du commerce mondial, pour la ramener à seulement 2,5 % cette année, soit une baisse de près de un point de base par rapport à ses prévisions d’avril. Pour vous donner un ordre de grandeur, pas plus tard qu’en 2017, le commerce mondial connaissait une croissance beaucoup plus forte, soit de 5,5%.3 Comme l’expliquait le FMI : « La croissance mondiale est lente et précaire, mais il ne devrait pas nécessairement en être ainsi, car elle s’impose une partie de ce ralentissement. Le dynamisme de l’économie mondiale est freiné par l’incertitude persistante liée à la politique monétaire et aux tensions commerciales qui demeurent élevées… » Le FMI a insisté sur ce point : « La politique monétaire devrait rester accommodante, surtout si l’inflation chute sous le taux cible, mais elle doit être accompagnée de politiques commerciales saines qui amélioreraient les perspectives et réduiraient les risques de perte ».
Tel un sauveteur qui ne peut pas prévenir les orages, mais qui peut forcer les nageurs à quitter la piscine, la Fed ne peut pas contrôler le commerce, mais elle peut certes contrôler l’assouplissement de la politique monétaire. Cela semble familier et nous ramène à la crise financière mondiale, alors que la Fed ne pouvait pas adopter les mesures de relance budgétaire dont l’économie avait besoin, mais elle pouvait contrôler l’assouplissement de la politique monétaire. Et c’est exactement ce qu’elle a fait. Cela nous prépare à un scénario dans lequel les États-Unis prendraient les devants parmi les grandes banques centrales en matière d’assouplissement de la politique monétaire. Cela étant dit, je crois que la BCE et les autres banques centrales vont lui emboîter le pas.
Ainsi, nous devons prendre en considération les retombées de la décision de la Fed cette semaine en particulier, de même que celles des mesures d’assouplissement monétaire en général. Il me semble approprié de se reporter au livre de jeux issu de la crise financière mondiale pour savoir un peu à quoi s’attendre. Pendant la crise financière mondiale, les interventions des banques centrales ont altéré les profils de risque et de rendement des titres et provoqué une rareté des taux attrayants sur les marchés, et ce, pendant plusieurs années, et je crois que cette tendance va s’intensifier, puisque les banques centrales vont adopter une attitude plus accommodante. Bien que cela dépende de chaque investisseur, cela va probablement inciter de nombreux investisseurs à se tourner vers des titres qui procurent un rendement plus élevé et dont le degré de risque est plus élevé, que ce soit vers les obligations d’État des marchés émergents ou les obligations de sociétés, y compris les obligations à rendement élevé, en raison de leur potentiel de rendement plus élevé. Il se peut que certains investisseurs investissent davantage dans des obligations municipales américaines pour accroître le rendement de leur portefeuille. Et, évidemment, certains investisseurs – en particulier les petits investisseurs – en quête de rendements plus élevés pourraient se tourner vers les actions productives de dividendes.
On a raison de s’inquiéter de fait que les investisseurs vont se diriger vers des catégories d’actifs comportant plus de risques. Cependant, tant et aussi longtemps que les banques centrales vont maintenir une politique monétaire accommodante, ces catégories d’actifs « comportant plus de risques » (comme les actions) seront artificiellement moins risquées si les banques centrales maintiennent une politique de soutien des cours (en l’occurrence la cure Bernanke, puis Yellen et maintenant Powell, si tout se déroule comme prévu). Ces mesures provoquent ce que je qualifierais de « réévaluation artificielle ». Autrement dit, elles reflètent fidèlement le scénario actuel de risque et de rendement, dans lequel il faut prendre en considération les bas taux d’intérêt et les mesures d’assouplissement quantitatif (AQ). Le même raisonnement s’applique aux catégories d’actifs qualifiées de « valeurs refuges » qui peuvent être artificiellement rendues plus risquées lorsque les banques centrales adoptent des mesures d’assouplissement monétaire, en particulier des mesures d’AQ.
Quand j’étais à l’école de gestion dans les années 90, mon professeur de finance parlait des bons du Trésor comme étant des titres « à rendement sans risque ». Or, compte tenu de l’adoption de mesures d’AQ en réaction à la crise financière mondiale, je qualifierais plutôt les bons du Trésor comme des titres « à risque sans rendement ». C’est ce qui se produit lorsque les banques centrales adoptent des politiques monétaires extrêmement accommodantes; cela altère les profils de risque et de rendement des titres. Ainsi, comme nous avons pu l’observer au lendemain de la crise financière mondiale, les investisseurs sont poussés à se tourner vers des titres comportant plus de risques qui, en raison des interventions des banques centrales, deviennent moins risquées, du moins pendant un certain temps.
Comme le disait si bien Mark Twain : « L’histoire ne se répète pas, mais elle rime » et je m’attends à ce que les banques centrales nous servent quelques rimes très bientôt.