Quel pourrait être l’impact de la crise russo-ukrainienne sur l’inflation? L’exclusion de la Russie du système SWIFT risque-t-elle de nuire aux marchés? Comment les banques centrales réagiront-elles? Vous en apprendrez plus sur le sujet dans notre évaluation des récentes sanctions économiques.
Alors que les combats se sont poursuivis en Ukraine pendant la fin de semaine, de nombreux pays ont mis de l’avant une longue liste de sanctions économiques contre la Russie. On se fait poser une foule de questions sur ce qu’il adviendra des marchés, de l’inflation et de l’économie mondiale. Voici les questions les plus fréquentes auxquelles nous avons tenté de répondre à la lumière de ce que nous savons à l’heure actuelle.
Quel pourrait être l’impact de la crise russo-ukrainienne sur l’inflation?
Comme nous l’avons mentionné dans un blogue précédent, nous nous attendions à de fortes pressions à la hausse sur le prix du pétrole, du gaz naturel, du blé, du maïs, du palladium, de l’aluminium ainsi que d’autres métaux. La guerre russo-ukrainienne a déjà causé un choc brutal des prix de l’énergie, des céréales et des métaux. Les sanctions imposées à la Russie sont susceptibles de faire bondir les prix encore plus et d’entraîner une interruption de l’offre de beaucoup de produits de base. Cependant, l’énergie est à l’épicentre de l’impact.
Bien que la pondération de l’énergie soit seulement d’environ 7,5 % dans l’indice des prix à la consommation (IPC) américain, elle a une incidence sur beaucoup d’autres éléments, puisque c’est une composante du coût d’une grande variété de biens et services.1 Par exemple, les prix du pétrole sont une composante du coût des aliments pour emporter (coût de la livraison à domicile) et des appareils ménagers (coût du transport). Les prix de l’énergie (comme l’électricité) ont une incidence sur le coût d’exploitation d’une usine et font augmenter le coût des articles qui y sont produits. Il est difficile d’évaluer avec précision l’impact des prix de l’énergie sur l’IPC, mais nous avons observé une corrélation positive entre les prix du pétrole aux États-Unis et l’IPC des États-Unis. Autrement dit, nous nous attendons à ce que cette crise accentue les pressions inflationnistes. Cependant, nous prévoyons encore que l’inflation va plafonner autour du milieu de l’année, puis commencera à diminuer lorsque les autres pressions inflationnistes s’estomperont. La mauvaise et la bonne nouvelles sont que la confiance des consommateurs se détériore substantiellement et que les salaires rajustés en fonction de l’inflation diminuent, si bien que nous anticipons une diminution de la demande de biens et services; par contre, cela apaiserait les pressions inflationnistes.
Quel sera l’impact sur les marchés obligataires?
Les écarts de taux américains restent serrés et pourraient le demeurer.2 Comme on pouvait s’y attendre, le marché obligataire russe a été durement touché. Les investisseurs se sont rués vers les « valeurs refuges » comme les bons du Trésor américain. Les marchés obligataires des pays développés ont continué d’escompter un resserrement rapide de la politique monétaire de la Réserve fédérale américaine (Fed) et d’autres banques centrales. Les projets de resserrement des banques centrales pourraient changer advenant un ralentissement de la croissance mondiale, mais le marché des bons du Trésor américain dénote une plus grande prise de conscience d’une recrudescence de l’inflation (par exemple, le point mort d’inflation sur 5 ans a dépassé les 3 % pour la première fois de son histoire).3
Comment les marchés ont-ils réagi aux conflits armés passés?
Les rendements des marchés ont varié grandement pendant les conflits précédents et ont souvent été influencés par la situation économique. Par exemple, après la Guerre du Yom Kippour de 1973, les prix du pétrole ont quadruplé, le taux d’inflation a augmenté, il y a eu une récession, une compression des profits et la valeur des obligations et des actions a chuté considérablement.4 En revanche, lorsque les États-Unis et ses alliés ont envahi l’Irak en 2003, les marchés boursiers ont continué de grimper, en partie parce que l’invasion était anticipée depuis longtemps et que les marchés boursiers sortaient à peine de l’éclatement de la bulle des dotcom.5
Cette fois-ci, ce sont les prix de l’énergie qui augmentent et cela constitue une menace pour le budget des ménages et les bénéfices des entreprises (à l’exception du secteur de l’énergie). De plus, les perturbations des économies de la Russie, de l’Ukraine et de la République du Bélarus auront une incidence sur les volumes des échanges commerciaux, ce qui pourrait affaiblir l’économie mondiale, mais plus particulièrement celle de l’Europe. L’ampleur de la chute du produit intérieur brut mondial (PIB) va dépendre de la durée du conflit, mais nous soupçonnons qu’elle pourrait faire baisser le PIB mondial de 0,5 à 1,0 % cette année, ce qui est suffisant pour accentuer la décélération en cours, mais pas assez pour provoquer une récession (sauf dans les pays voisins de la région où se déroule le conflit). Les marchés escomptent peut-être déjà une bonne partie de ce ralentissement.
L’exclusion de la Russie du système SWIFT risque-t-elle de nuire aux marchés?
Tout d’abord, il faut savoir que SWIFT est l’acronyme de la Société pour les télécommunications financières interbancaires mondiales. C’est un système de messagerie qui permet des transactions financières rapides et sécurisées; il s’agit du plus gros système mondial de transactions bancaires.
La Russie est très dépendante du système SWIFT : selon l’Association nationale russe Swift, environ 300 banques et autres institutions financières du pays utilisent ce système et la Russie se classe au deuxième rang (derrière les États-Unis) au chapitre du nombre d’utilisateurs de la plateforme.6 La Russie dépend énormément du système SWIFT en raison de la grande quantité d’énergie qu’elle exporte en dollars américains. Les grandes puissances ont été réticentes à exclure la Russie du système SWIFT en raison de l’impact considérable de cette mesure; elle restreindrait l’accès de la Russie aux marchés financiers mondiaux et ferait grimper les prix du pétrole en empêchant essentiellement la Russie de vendre son pétrole à l’international. Certains craignent que cela engendre un risque systémique financier mondial.
Cependant, les actions de plus en plus agressives de la Russie ont entraîné davantage de sanctions économiques ces derniers jours, les États-Unis et l’Union européenne interdisant à certaines banques russes d’accéder au système SWIFT. Auparavant, le seul pays qui était banni du système SWIFT était l’Iran; cela avait eu un énorme impact sur le pays en réduisant du tiers son commerce extérieur et en faisant chuter considérablement ses exportations de pétrole.7
Dans le cas de la Russie, il est important de noter qu’elle n’a pas été totalement exclue du système SWIFT; l’exclusion vise certaines banques et a pour but de leur compliquer la tâche si elles voulaient échapper aux sanctions antérieures. Les exportations d’énergie sont apparemment exclues de ces sanctions, mais elles pourraient être plus difficiles à négocier et à régler, ce qui contribuerait à une hausse des prix de l’énergie, des métaux et des céréales.
Quel impact les sanctions pourraient-elles avoir sur l’économie et l’effort de guerre de la Russie?
L’Occident a gelé une grande partie des avoirs étrangers de la Banque centrale russe (BCR), estimés à environ la moitié de ses 630 milliards de dollars de réserves de change détenues dans le système financier occidental.8 Cela devrait donner à la BCR beaucoup plus de fil à retordre si elle veut soutenir le rouble. À l’ouverture des marchés, le rouble russe a plongé de près de 30 %, pour atteindre un creux historique par rapport au dollar américain.9 En réaction à la chute du rouble, la BCR a annoncé une forte hausse des taux d’intérêt — de 9,5 à 20 % — afin de défendre le rouble.10 Depuis lors, le rouble a récupéré environ la moitié de la valeur qu’il avait perdue. La BCR aurait également interdit la vente de titres nationaux détenus par des non-résidents. De nouvelles mesures de contrôle des capitaux, qui visent aussi les résidents russes, constituent un risque croissant, étant donné la difficulté de défendre directement le rouble au moyen des réserves de change.
Pour replacer le tout dans son contexte historique, disons qu’il est arrivé quelques fois dans l’histoire récente que l’Occident ait imposé des sanctions et gelé une partie des réserves officielles de change de la BCR. De pareils gels ont été imposés au Venezuela, à la Corée du Nord et à l’Iran (les actifs étrangers de l’Iran ont été gelés lors de la crise des otages de l’ambassade américaine en 1979). Ces trois pays se sont de plus en plus isolés du système financier international. Malgré tout, l’Iran et le Venezuela sont parvenus à poursuivre leurs opérations pétrolières et l’Iran et la Corée du Nord ont pu poursuivre leurs programmes nucléaires.
Nous nous attendons à des pressions énormes sur le système financier et l’économie russes, comparables à une crise financière majeure (y compris une forte hausse de l’inflation et une compression concomitante du pouvoir d’achat du citoyen russe moyen). Nous ne pouvons pas exclure la possibilité de ruées sur les banques et le rouble russe; en fait, elles ont peut-être déjà commencé. Les fortes hausses de taux d’intérêt déjà en vigueur s’avèrent jusqu’ici inefficaces. Le gel des dépôts nationaux et le contrôle des capitaux ne peuvent pas être exclus non plus; la Russie impose déjà des restrictions aux ressortissants étrangers.
De plus, nous assisterons probablement à un important mouvement de cession d’actifs russes qui accentuerait les pressions économiques et l’isolement du pays. Par exemple, le Norges Bank Investment Management, plus gros fonds souverain du monde, vient d’annoncer qu’il va se départir de tous ses actifs russes. BP a indiqué qu’elle se départirait de sa participation à Rosneft, grande société pétrolière russe proche de l’État, ce qui risque fort de coûter très cher à ses actionnaires.
Certaines entreprises occidentales ont indiqué qu’elles cesseraient leurs activités commerciales avec la Russie, notamment dans les domaines de la logistique et de la livraison. Ces décisions vont probablement donner un coup dur à l’économie réelle de la Russie. Il est important de souligner que l’impact du conflit, bien que négatif, sera probablement très localisé et touchera principalement les économies et les marchés de la Russie et de l’Ukraine, respectivement.
Ensemble, les sanctions financières, les pressions sur le marché et le système bancaire et les dommages infligés à l’économie réelle vont peut-être finir par saper l’effort de guerre de la Russie, surtout si la guerre terrestre traîne en longueur et se bute à une forte résistance ukrainienne. On espère que ces efforts augmenteront les chances d’un accord négocié (car la Russie s’expose à une forme sévère de stagflation).
Bref, il est difficile de connaître toutes les ramifications des sanctions économiques contre la Russie sur le système financier russe, en particulier son exclusion du système SWIFT. Nous allons suivre de très près l’évolution de la situation.
Que feront les grandes banques centrales?
La crise russo-ukrainienne place les banques centrales devant un dilemme : doivent-elles réagir à la menace d’une hausse de l’inflation due à l’augmentation des prix de l’énergie (en augmentant les taux plus rapidement) ou doivent-elles réagir à la baisse du pouvoir d’achat et de la confiance des consommateurs (en ralentissant le resserrement de leur politique monétaire)?
Les marchés semblent croire que la Fed va adopter un ton plus conciliant. Alors que les contrats à terme sur fonds fédéraux indiquent encore qu’on pourrait assister à six hausses de taux cette année, nous ne nous attendons plus vraiment à une hausse de taux de 50 points de base en mars.11 Nous croyons aussi que ces pressions contradictoires pourraient faire basculer la Fed vers une hausse de 25 points de base au lieu de 50 en mars et faire hésiter la Banque centrale européenne pendant un certain temps encore.
Si les marchés financiers demeurent volatils (et compte tenu du risque de conséquences unifiées pour le système financier par suite des sanctions imposées à la Russie), la Fed pourrait choisir de laisser ses taux inchangés à sa réunion sur la politique monétaire de mars en attendant que la situation se précise. À notre avis, c’est peu probable, mais cette mesure extrême demeure une possibilité.
Comment l’Europe peut-elle maintenir une économie forte si le pétrole et le gaz russes sont coupés?
En réalité, l’Europe sera touchée par les sanctions économiques imposées à la Russie, mais on ignore dans quelle mesure. Par exemple, le prix du gaz naturel en Europe est à la hausse au moment où je rédige cet article.12 Si cette tendance se maintient, cela pourrait devenir assez problématique. C’est pourquoi les ministres de l’énergie de l’Union européenne se réunissent aujourd’hui pour discuter des moyens de maintenir l’approvisionnement énergétique. Il n’y a pas de solution miracle, mais l’Europe devra peut-être recourir à des mesures de relance budgétaires et monétaires pour gérer son économie pendant cette crise.
Les perspectives économiques de l’Europe seraient gravement compromises si la Russie décidait de réduire ses exportations d’énergie en guise de représailles (la Russie a fourni à l’Europe 29 % de ses importations de pétrole brut en 2020, ainsi que 39 % de ses importations de produits pétroliers et 80 % de ses importations de gaz).13 La Russie aurait apparemment augmenté l’approvisionnement en gaz de l’Europe au moment où elle a déclenché l’invasion de l’Ukraine. Elle a également déclaré qu’elle aurait uniquement recours à des représailles non économiques pour contrer les sanctions économiques de l’Occident, bien qu’elle ait évidemment nié son intention d’envahir l’Ukraine jusqu’à quelques heures avant le début de la guerre. Les solutions de rechange aux exportations de gaz russe, à savoir les exportations de gaz naturel liquéfié du Qatar et des États-Unis, sont déjà mises en branle (bien que la production du Qatar ne représente qu’une fraction de celle de la Russie).14
Comment les différents secteurs d’activités et catégories d’actifs pourraient-ils être touchés?
- À notre avis, les produits de base exportés par la Russie et l’Ukraine seront clairement avantagés, car les prix sont susceptibles d’augmenter compte tenu des attentes de réduction de l’offre. Cela comprend le pétrole, le gaz naturel, le palladium, l’aluminium, le blé et le maïs.
- Les actions canadiennes vont probablement profiter de la hausse des prix des produits de base, étant donné la dépendance de l’économie à l’extraction des ressources. En effet, la hausse des prix des produits de base a été un maillon important d’une chaîne d’événements positifs pour le Canada. En termes simples, ce qui est bon pour les prix des produits de base est généralement bon pour l’économie canadienne. La croissance mondiale, les prix des produits de base à un stade précoce (tels que mesurés par l’indice des produits de base industriels du CRB), le huard et les actions canadiennes évoluent généralement dans la même direction au fil du temps. On peut en dire autant des actifs australiens.
- Les marchés boursiers européens feront probablement face à des pressions contradictoires. Plusieurs grandes sociétés financières de la zone euro exercent une grande partie de leurs activités en Russie et sont déjà sous pression. De plus, l’Europe est davantage exposée au risque de récession, surtout si l’approvisionnement en énergie est coupé. Cependant, si le conflit est de courte durée, les risques d’une hausse de l’inflation, d’un resserrement de la politique monétaire, même si elle est plus accommodante que prévu à l’origine, et de courbes de taux potentiellement plus pentues pourraient être plus bénéfiques pour les indices davantage axés sur la valeur, les secteurs cycliques et les produits de base – tels que les indices européens et britanniques, que pour les indices plutôt axés sur la croissance et les valeurs technologiques, comme ceux des États‑Unis.
- Le dollar américain, le franc suisse et le yen japonais devraient continuer à tirer parti de leur statut de « valeur refuge », compte tenu de l’agitation des marchés. Le yuan chinois devrait lui aussi profiter de cette période d’incertitude, peut-être parce que son marché est éloigné de l’Europe et aussi parce que la Chine entretient de meilleures relations avec la Russie que les pays occidentaux. De son côté, le rouble russe devrait continuer à éprouver des difficultés.
- L’or devrait, selon nous, bénéficier de son statut de couverture contre les risques géopolitiques.
- Les actions de cybersécurité pourraient être avantagées. Des cyberattaques ont déjà été lancées dans le cadre de ce conflit et on craint de plus en plus que la situation s’aggrave. En particulier, on craint que la Russie lance une cyberattaque majeure contre les États-Unis ou l’Union européenne.
- Les actions d’aérospatiale et de défense devraient également tirer profit de la situation. L’Allemagne a annoncé qu’elle respecterait désormais l’exigence de l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord qui demande aux pays membres de consacrer au moins 2 % de leur PIB aux dépenses militaires, contrairement à sa fourchette de 1,19 à 1,36 % entre 2014 et 2019.15 De nombreux autres pays européens sont en dessous de cet objectif de 2 % et vont probablement faire des efforts pour l’atteindre. Non seulement cela augmenterait les dépenses militaires, mais cela pourrait également donner un coup de pouce à l’économie européenne à moyen terme, tout dépendant de la manière dont ces dépenses seront financées.
- Nous croyons pouvoir encore trouver de bonnes occasions de placement dans les marchés émergents, mais allons devoir nous montrer sélectifs; nous allons certainement éviter la Russie et l’Ukraine pendant cette crise. L’éloignement du théâtre de guerre (et de l’ire du président russe Vladimir Poutine) pourrait, selon nous, conférer un avantage aux marchés asiatiques et latino-américains.
- Pour les actions en général, l’annonce de sanctions sévères contre la Russie suggère que l’indice VIX pourrait encore augmenter. Nous croyons que s’il franchit le cap des 40 points, cela augurerait bien pour les rendements boursiers futurs.
Rédigé en collaboration avec Paul Jackson, Arnab Das, Brian Levitt et Talley Léger
1 Source : US Bureau of Labor Statistics, septembre 2017
2 Source : Bloomberg, L.P. Fondé sur l’écart corrigé en fonction des clauses optionnelles entre l’indice Bloomberg US High Yield Corporate Bond et l’indice Bloomberg US Corporate Bond
3 Source : Bloomberg L.P., au 25/02/2022
4 Source : Bloomberg, L.P.
5 Source : Bloomberg, L.P., fondé sur l’indice S&P 500
6 Source : CBC News, « How expelling Russia from SWIFT could impact the country. And why there’s reluctance to do so », 26 février 2022
7 Source : Entrevue accordée à NPR par Alexandra Vacroux, directrice générale du Davis Center for Russian and Eurasian Studies de l’Université Harvard
8 Source : CNBC, « Biden administration expands sanctions against Russia, cutting off U.S. transactions with central bank », 28 février 2022
9 Source : Bloomberg, L.P.
10 Source : Banque centrale russe, au 28 février 2022
11 Source : outil FedWatch du CME Group
12 Source : Bloomberg, L.P.
13 Source : BP Statistical Review of World Energy, juillet 2021
14 Source : US Energy Information Administration
15 Source : OTAN