J’ai débuté ma carrière en 1995 et j’en ai vu des choses au cours des 27 dernières années, mais je dois dire que les dernières ont semblé particulièrement folles. Je me souviens d’une phrase d’une de mes chansons préférées de Grateful Dead qui dit : « Quel long et étrange voyage ce fut ». L’année dernière n’a pas vraiment été si longue que cela, mais le moins qu’on puisse dire, c’est qu’elle a été étrange. Cette semaine, j’ai choisi d’aborder quelques questions qui me sont posées par des clients qui essaient de mettre les événements que nous vivons en ce moment en perspective.
Q. L’inflation aux États-Unis a-t-elle culminé?
À mon avis, ce n’est probablement pas encore le cas (bien que certains grands esprits que je respecte pensent qu’elle a culminé en mars). Cependant, je crois qu’elle va plafonner bientôt, probablement vers le milieu de 2022. Le plus récent indice des prix à la production était très élevé, ce qui porte à croire que l’indice des prix à la consommation (IPC) pourrait augmenter encore avant de commencer à descendre.
Je crois également que le moment où l’inflation va culminer n’est pas aussi important que la vitesse à laquelle elle va diminuer après avoir atteint son point culminant. Malheureusement, je m’attends à ce que l’inflation demeure élevée pendant un certain temps; je prévois que l’IPC global américain sera encore légèrement supérieur à 5 % d’ici la fin de l’année si les pressions se maintiennent. C’est parce que la guerre en Ukraine a eu un impact majeur sur les prix et les chaînes d’approvisionnement, sans parler des mesures de confinement liées à la COVID dans des pays comme la Chine, qui augmentent la pression. Et il ne faut pas oublier la pénurie de main-d’œuvre. Il faudra du temps pour revenir au taux d’inflation cible de la Réserve fédérale américaine (Fed).
Q. À combien de hausses de taux de la Fed allons-nous assister?
Si l’on se fie aux « dot plots » de mars, les membres du Federal Open Market Committee s’attendent à un taux final de 2,8 % et à ce qu’il soit atteint en 2023. Cependant, beaucoup commencent à se demander si le taux final peut être aussi bas, étant donné que l’inflation est tellement élevée. Selon une école de pensée, les taux d’intérêt doivent dépasser le taux d’inflation pour « mettre l’inflation KO ». Je ne crois pas que ce soit le cas, mais cela ne signifie pas que la Fed ne procédera pas à des hausses de taux marquées à plus court terme.
La semaine dernière, la gouverneure de la Fed, Lael Brainard, a proclamé que ramener l’inflation à la cible de 2 % de la Fed est la « tâche la plus importante » de la banque centrale.1 C’était le dernier d’une série de commentaires qui indiquent qu’elle a entrepris une lutte à finir contre l’inflation. En tant que dirigeante de la Fed qui a toujours été perçue comme une « colombe », les propos de Mme Brainard ont renforcé l’opinion du marché selon laquelle la Fed a fait une volte-face belliciste et va probablement procéder à des hausses de taux marquées au cours des prochains mois. J’entrevois une hausse des taux de 50 points de base en mai et fort probablement une autre hausse de 50 points de base en juin. Je crois que la Fed va dépendre des données, mais je m’attends à ce que les données continuent de montrer une inflation élevée et un marché du travail dynamique, si bien qu’à court terme, rien ne risque de dissuader la Fed de suivre une trajectoire belliciste.
Autrement dit, je crois que les hausses de taux de la Fed se feront en deux phases : des hausses marquées, suivies de « hausses moins marquées ». Au cours des quatre à six prochains mois, je pense que la Fed va chercher désespérément à rattraper son retard, car elle se perçoit comme étant très en retard sur la courbe. Après cette première vague de resserrement, je m’attends à ce que la Fed revienne à des hausses de taux plus modérées, si les données lui offrent la possibilité de le faire.
Q. La BCE va procéder à combien de hausses de taux cette année?
La Banque centrale européenne (BCE) s’est réunie la semaine dernière et a admis que les probabilités que l’inflation augmente sont plus élevées. De plus, la présidente de la BCE, Christine Lagarde, a admis que les anticipations d’inflation à long terme sont en hausse, ce qui fait craindre qu’elles ne soient plus ancrées. Comme l’a expliqué Mme Lagarde, « la dernière chose que nous voulons, ce sont des anticipations d’inflation qui risquent de se désancrer. »2 Cependant, la BCE a été plus accommodante que prévu, décidant de laisser les taux inchangés et de poursuivre les achats d’obligations tout au long du troisième trimestre.
Or, cela n’a rien changé aux attentes de hausses de taux, qui sont étonnamment bellicistes. Les attentes du marché concernant les hausses de taux de la BCE indiquent une forte probabilité qu’on assiste à plusieurs hausses de taux cette année. Pour ma part, je m’attends à ce que la BCE soit plus conciliante et à ce qu’elle procède à une seule hausse de taux et pas avant le quatrième trimestre; cela me semble beaucoup plus probable étant donné que la croissance économique est soumise à de plus fortes pressions. Par exemple, l’enquête de la BCE auprès des prévisionnistes professionnels, rendue publique la semaine dernière, fait état de révisions à la baisse des prévisions de croissance du produit intérieur brut réel, dues en grande partie aux conséquences de l’invasion de l’Ukraine par la Russie. L’économie de la zone euro se trouve dans une position plus difficile, car le risque de récession y est plus élevé que dans les autres grandes puissances économiques et cela devrait avoir un impact sur la politique monétaire.
Q. Qu’advient-il du yen japonais?
Le yen japonais est devenu l’une des devises les plus faibles du monde ces dernières semaines. Le principal facteur qui explique la faiblesse du yen est l’écart de taux obligataires beaucoup plus grand entre les États-Unis et le Japon. Cela découle du fait que la Banque du Japon (BdJ) a maintenu des mesures d’assouplissement monétaire, alors qu’on s’attend à ce que la Fed resserre considérablement sa politique monétaire dans un proche avenir. Tant que l’IPC global du Japon va demeurer gérable, la BdJ semble déterminée à maintenir sa politique ultra-accommodante. Étant donné que le marché semble persuadé qu’une intervention du gouvernement japonais est peu probable, et je suis d’accord, le yen pourrait rester assez faible à court terme et peut-être même chuter à 130 JPY/USD, à mon avis.
Q. À quel point les politiques des grandes banques centrales seront-elles synchronisées?
À court terme, il y aura de grandes différences entre les grandes banques centrales, étant donné que, comme je l’ai mentionné ci-dessus, leurs économies respectives ne sont pas toutes au même point et sont exposées à des risques de récession variables. Cependant, cela devrait s’atténuer avec le temps.
La semaine dernière, la Banque du Canada a décidé de procéder à une hausse de taux de 50 points de base qui, je crois, sera suivie d’une hausse de 50 points de base de la Fed en mai. Pour leur part, la BCE a choisi d’attendre avant de relever ses taux, la BdJ a maintenu une politique monétaire très accommodante et la Banque populaire de Chine a décidé la semaine dernière d’assouplir davantage sa politique monétaire. Nos yeux seront tournés vers la Banque d’Angleterre pour voir si, à l’instar de la BCE, elle adoptera une position moins belliciste que prévu.
Q. Quelle sera l’issue des élections présidentielles françaises?
La lutte est extrêmement serrée. Au premier tour de scrutin, le président sortant, Emmanuel Macron, a récolté la majorité des voix, mais était loin d’être majoritaire avec 27,8 %.3 Marine Le Pen a obtenu 23,2 % des voix, le candidat d’extrême gauche Jean-Luc Mélenchon a recueilli 22,0 % des voix et les autres candidats ont obtenu des pourcentages inférieurs.3
Jean-Luc Mélenchon a demandé à ses partisans de ne pas voter pour Mme Le Pen mais a choisi de ne pas soutenir M. Macron, du moins pour le moment. Cela pourrait amener une partie importante des électeurs à s’abstenir au dernier tour de scrutin, qui se tiendra le 24 avril. Compte tenu des inquiétudes des électeurs concernant le taux d’inflation élevé, il se peut que Mme Le Pen obtienne une proportion des voix beaucoup plus forte que lors des élections de 2017 (alors qu’elle a recueilli 34 % des voix contre 66 % pour M. Macron4). Cependant, le débat de mercredi soir va peser lourd dans la balance. Lors des élections de 2017, la performance de Mme Le Pen a été décevante et nombreux sont ceux qui pensent que cela a nui à sa popularité. Il semble que cette fois-ci, c’est M. Macron qui a le plus à perdre. Je sais que M. Macron est très capable d’arracher la victoire, d’autant plus que les enjeux sont beaucoup plus grands, étant donné l’invasion de l’Ukraine par la Russie et la nécessité d’un front commun solide de l’UE et de l’OTAN. On peut donc s’attendre à ce que les marchés soient nerveux cette semaine.
Si M. Macron parvient à décrocher un nouveau mandat, l’attention se tournera vers les élections législatives de juin. Le parti de M. Macron devrait bien performer à ces élections, mais la popularité de Mme Le Pen risque de limiter la portée du programme de réformes de M. Macron, qui jusqu’à présent connaît un succès relatif, et ses efforts pour intégrer les politiques économiques et de sécurité de l’Union européenne.
Q. Qu’advient-il de la politique monétaire chinoise?
La Banque populaire de Chine vient de réduire le coefficient de réserves-encaisse de 25 points de base afin de relancer l’économie du pays, qui a été malmenée par les enjeux liés à la COVID. Il s’agit d’une réduction plus conservatrice que prévu, mais les décideurs ont laissé la porte ouverte à d’autres mesures d’assouplissement de la politique monétaire.
Cependant, un contexte monétaire favorable ne suffit pas à lui seul à donner à l’économie et aux actions chinoises le coup de pouce dont elles ont besoin; cependant, je crois que les entreprises vont devoir se tourner davantage vers l’émission de titres de créance pour financer leurs véritables activités commerciales. La bonne nouvelle est qu’on le constate déjà. La Chine a récemment annoncé son financement social total (indicateur généralisé de la liquidité dans le système) pour le mois de mars. Le financement social total a augmenté de 10,6 % sur douze mois, comparativement à une hausse de 10,2 % le mois précédent.5
Q. Que devrions-nous surveiller pendant la période de déclaration des bénéfices?
Selon mois, la partie la plus cruciale de la période de déclaration des bénéfices sont les détails additionnels et les résultats prévisionnels. J’aime me pencher sur les transcriptions des déclarations de bénéfices, qui me donnent un aperçu des facteurs clés, tels que la santé financière des consommateurs. Par exemple, la semaine dernière, certaines sociétés de services financiers ont indiqué que les finances des ménages sont bonnes (Synchrony Financial a cité la « santé financière des consommateurs », tandis qu’Ally a noté que l’augmentation du taux de défaillance par rapport au creux de 2021 « reste graduelle et que, globalement, elle est nettement inférieure à celle observée en 2019 ».) À la lumière de la négativité que nous constatons chez les consommateurs, cela suggère que l’inflation les trouble, mais au moins ils sont en bonne santé financière et capables de dépenser.
J’aimerais bien savoir ce qu’il adviendra des perturbations des chaînes d’approvisionnement et des difficultés à trouver de la main-d’œuvre, car ce sont deux enjeux de taille pour les entreprises et leurs marges bénéficiaires. J’aimerais aussi avoir une idée de l’achalandage dans les commerces de détail. Selon les données de Google sur la mobilité, aux États-Unis, l’achalandage dans les commerces de détail et les restaurants n’avait baissé que de 5 % par rapport à avant la pandémie, au 14 avril. Cependant, il y a des gagnants et des perdants dans le secteur de la vente au détail et les résultats prévisionnels peuvent nous éclairer là-dessus.
Q. Est-ce la fin des portefeuilles 60/40?
Je me suis fait souvent poser la question récemment. Je crois que cette question émane des craintes entourant les titres à revenu fixe. Malgré les pressions actuelles, il me semble important de maintenir une exposition à long terme à diverses catégories de titres à revenu fixe, notamment des obligations de qualité, à taux variable et municipales. Cela étant dit, je crois qu’un portefeuille 60/40 ne convient pas à la plupart des portefeuilles. Invesco préconise depuis longtemps une vision plus inclusive de la répartition de l’actif, qui inclut des produits alternatifs. Ces produits peuvent offrir aux investisseurs une exposition à des catégories d’actifs moins corrélées aux actions et aux titres à revenu fixe plus traditionnels, ce qui accroît le potentiel de diversification. Un portefeuille 50/30/20 ou 55/30/15 pourrait mieux convenir à certains portefeuilles de placement; les épargnants devraient consulter leur conseiller financier pour savoir quelle répartition de l’actif répond le mieux à leurs besoins.
Rédigé en collaboration avec David Chao, Emma McHugh, Tomo Kinoshita et Arnab Das
1 Source : The Wall Street Journal, « Fed’s Brainard Expresses Confidence in Ability to Reduce High Inflation », 12 avril 2022
2 Source : Reuters, « ECB on track to unwind stimulus after inflation warning », 13 avril 2022
3 Source : Bloomberg, « French election live results »
4 Source : The New York Times, « How France voted », 7 mai 2017
5 Source : Banque populaire de Chine, 11 avril 2022.