Kristina Hooper examine de plus près la trajectoire du resserrement plus marqué de la Réserve fédérale américaine et un nouvel outil annoncé par la Banque centrale européenne pour lutter contre la fragmentation du marché.
À sa réunion de juin, la Réserve fédérale américaine (Fed) a décidé qu’elle avait besoin d’un « plus gros bateau » pour lutter contre l’inflation. Le bateau en question a pris la forme d’une hausse de taux de 75 points de base et d’anticipations de plus fortes hausses à l’avenir. Comme nous l’avions prévu, la Fed a justifié sa décision en disant qu’elle ne se fiait pas seulement aux plus récentes données de l’indice des prix à la consommation, mais aussi à l’augmentation des anticipations d’inflation à plus long terme des consommateurs, d’après la plus récente enquête de l’Université du Michigan. Veiller à ce que les marchés escomptent des hausses de taux d’intérêt pourrait aider la Fed à maîtriser l’inflation et à parvenir à effectuer un « atterrissage en douceur ». Somme toute, cette tâche s’avère de plus en plus difficile, mais nous croyons que c’est encore possible.
Voici ce qu’il faut savoir sur la décision d’hier et sur l’orientation future des taux.
Que s’est-il passé à cette réunion?
La Fed a relevé ses taux de 75 points de base pour la première fois depuis novembre 1994. Une seule personne s’est opposée, Esther George de la Fed de Kansas City, parce qu’elle aurait préféré une hausse de 50 points de base.
Personne ne s’attendait à une hausse de 75 points de base la semaine dernière. Cependant, à la conférence de presse qui a suivi la réunion, le président du conseil de la Fed, Jay Powell, a déclaré que ce changement avait été motivé à la fois parce que l’indice des prix à la consommation pour le mois de mai était plus élevé que prévu et que les anticipations d’inflation à plus long terme ont augmenté (selon les résultats préliminaires de l’enquête de l’Université du Michigan auprès des consommateurs pour le mois de juin).
Interprétation du « dot plot » :
- Le taux médian des fonds fédéraux a été révisé à 3,4 % à la fin de 2022, en hausse par rapport au taux de 0,9 % qui était prévu en décembre.
- Le taux des fonds fédéraux a été révisé à 3,8 % à la fin de 2023.
- M. Powell estime qu’à 3,8 %, le taux des fonds fédéraux devrait suffire à ramener l’inflation à la cible de 2 % de la Fed, mais évidemment elle agira si ce n’est pas le cas.
Éléments à retenir :
- À notre avis, la Fed a adopté une position suffisamment belliciste dans ses décisions et son ton.
- La Fed essaie visiblement de gagner en crédibilité en durcissant le ton. À sa conférence de presse, M. Powell a déclaré que la Fed est « fortement déterminée » à ramener l’inflation à sa cible de 2 %, ce qui constitue un changement majeur par rapport au ton adopté précédemment, où la Fed disait « s’attendre » à ce que l’inflation revienne à sa cible de 2 %. Il a également souligné que la Fed « agit rapidement » pour y arriver.
- M. Powell a laissé entrevoir une hausse de 50 ou 75 points de base à la réunion de juillet, mais il a dit qu’il ne faut pas s’attendre à ce que des hausses de 75 points de base deviennent la norme.
- M. Powell a clairement indiqué que l’accent est mis sur le mandat de stabilité des prix de la Fed, et non sur le mandat de plein emploi, compte tenu de la pénurie de main-d’œuvre.
Comment les marchés ont-ils réagi?
Au départ, les marchés boursiers américains ont réagi positivement et les valeurs technologiques ont obtenu des rendements supérieurs à la moyenne le jour de l’annonce.1 Mais tôt le lendemain, les contrats à terme sur actions américaines ont indiqué une inversion de ces gains.2 L’écart entre les bons du Trésor américain à 10 et à 30 ans a diminué et s’inverse par intermittence depuis hier après-midi.3 La nouvelle a fait grimper les cours des cryptomonnaies.4
Quelles sont nos impressions de la situation?
Cette décision a redonné de la crédibilité à la Fed. Certes, il est de plus en plus difficile de parvenir à effectuer un atterrissage en douceur, mais nous croyons que c’est encore possible. La Fed s’est engagée à faire preuve de souplesse et à se fier aux données; elle entend prendre des décisions une réunion à la fois et agir en fonction des nouvelles données, comme elle l’a fait hier. Cela devrait l’aider à effectuer un atterrissage en douceur.
Nous devrions aussi analyser cette décision dans le contexte plus large des grandes banques centrales des pays développés qui ont décidé de réagir de manière proactive et s’adapter à l’évolution de la situation. Peu avant la réunion de la Fed, la Banque centrale européenne (BCE) a tenu une réunion d’urgence, dans la foulée des fortes surprises haussières de l’inflation dans la zone euro. Elle a annoncé qu’elle utiliserait un nouvel outil pour lutter contre la fragmentation du marché, phénomène en vertu duquel l’écart se creuse entre les taux obligataires des pays européens « périphériques » et ceux des « principaux » pays européens (évidemment, cela a pour conséquence très fâcheuse de donner lieu à une union monétaire sans union budgétaire).
La BCE entend utiliser le réinvestissement des coupons ou les remboursements de capital de son programme d’achat d’urgence face à la pandémie (PEPP) pour acheter autant d’obligations des pays périphériques qu’il sera nécessaire pour contenir la hausse des écarts de taux. Bien qu’elle n’ait pas fourni beaucoup de détails, cette annonce était nécessaire compte tenu de la hausse récente des primes de risque. Il convient de noter qu’un autre responsable de la BCE a affirmé qu’elle ne s’est fixé « aucune limite » dans ce qu’elle pourra faire pour gérer ces risques; cette annonce survient à l’aube du 10e anniversaire de la déclaration choc du président de la BCE, Mario Draghi, qui avait dit que la BCE ferait « tout ce qu’il faut ». La BCE doit se livrer à un exercice d’équilibre encore plus délicat en matière de hausses de taux pour lutter contre l’inflation, tout en essayant d’éviter une récession et de soutenir les pays européens périphériques dont l’économie est plus fragile.
Nous croyons que l’inflation culminera bientôt et commencera à baisser dans les grandes puissances économiques occidentales. Cependant, nous sommes conscients que le seul facteur que les banques centrales peuvent contrôler est la demande; des facteurs externes, tels que la guerre opposant la Russie à l’Ukraine et les fermetures liées à la COVID en Chine, qui pourraient avoir un impact significatif entrent aussi en ligne de compte.
En conséquence, quelles sont nos perspectives de placement?
Comme on pouvait s’y attendre, l’économie mondiale ralentit en raison du resserrement de la politique monétaire dans les pays développés. Du point de vue de la répartition relative de l’actif, notre scénario de base nous incite à adopter une position moins risquée en surpondérant légèrement les actions. Dans le segment actions, nous privilégierions les secteurs à caractère défensif et les titres à faible volatilité et de qualité. En ce qui a trait aux titres à revenu fixe, notre scénario nous incite à sous-pondérer les titres de créance risqués.
Quels sont les risques associés à nos perspectives de placement?
La Fed veut attendre de voir une série de données d’inflation mensuelles en baisse avant de confirmer qu’elle maîtrise l’inflation. Nous allons suivre l’évolution des taux d’inflation sommaire et de base, ainsi que les anticipations d’inflation des consommateurs à plus long terme. Parallèlement, nous allons suivre de près les données qui pourraient indiquer un ralentissement de l’économie plus rapide que celui prévu par la Fed, ce qui pourrait déclencher une récession. Cela nous donnera une indication de la façon dont la Fed agira à l’avenir, étant donné qu’elle dépendra beaucoup des données.
En ce qui concerne la zone euro, nous allons également suivre un large éventail de données pour comprendre l’évolution de l’inflation et de la croissance économique, ainsi que les primes de risque des pays périphériques. La zone euro a beaucoup moins de marge de manœuvre pour réduire sensiblement l’inflation sans plonger son économie en récession, et nous serons très sensibles à ces indicateurs.
Rédigé en collaboration avec Arnab Das et Emma McHugh
1 Source : The Wall Street Journal, « U.S. Stock Market Rallies After Fed Rate Increase », 15 juin 2022. Les rendements passés ne sont pas indicatifs des résultats futurs.
2 Source : The Wall Street Journal, « Stock Futures Drop After Post-Fed Rally », 16 juin 2022
3 Source : Bloomberg L.P., 16 juin 2022
4 Source : CoinDesk, « Fed Announces Biggest Interest Rate Hike in 28 Years; Bitcoin Gains », 15 juin 2022