Après l’annonce d’une hausse record de l’inflation aux États-Unis en mai, les marchés s’attendent à un resserrement plus marqué de la part de la Fed. Et cela a eu un impact sur les marchés boursiers du monde entier. Y a-t-il de bonnes nouvelles pour les investisseurs?
Comme les lecteurs assidus de ce blogue le savent peut-être déjà, l’un de mes films préférés est Les Dents de la Mer. Il y a tellement de superbes répliques dans ce film (j’aime particulièrement l’ordre de Quint qui dit : « Hooper conduit le bateau, chef »). Mais ma réplique préférée est celle où le chef Brody voit le grand requin blanc pour la première fois. C’est alors qu’il se rend compte qu’ils ont affaire à une créature gigantesque. Il dit nerveusement : « Il va nous falloir un plus gros bateau ».
C’est vendredi dernier que la Réserve fédérale américaine (Fed) a réalisé qu’il lui faudra « un plus gros bateau », du moins en ce qui concerne les marchés. Le taux d’inflation sommaire selon l’indice américain des prix à la consommation (IPC) a été plus élevé que prévu, en hausse de 8,6 % sur douze mois, alors que les marchés s’attendaient à une hausse de 8,3 % et a dépassé la hausse de 8,3 % enregistrée le mois précédent.1 Par conséquent, l’inflation n’a pas encore culminé. Pire encore, même si la prochaine donnée sur l’inflation est inférieure à 8,6 %, certains investisseurs vont craindre que les données ultérieures augmentent encore, étant donné que les prix du pétrole et d’autres produits de base continuent de grimper.
À combien de hausses de taux les marchés s’attendent-ils?
Le principal élément à retenir est que les marchés croient que la Fed va avoir besoin d’un plus gros bateau, autrement dit, d’un plus grand nombre de hausses de taux pour tenter de ralentir la demande et maîtriser l’inflation. Les marchés s’attendent désormais à neuf ou dix hausses de taux d’intérêt d’ici le début de 2023, dont des hausses de 50 points de base aux trois prochaines réunions du Federal Open Market Committee (FOMC), et certains investisseurs commencent à croire que la Fed va procéder à une hausse de 75 points de base à sa prochaine réunion.2
Autre signe qu’il se peut que la Fed doivent accélérer davantage le resserrement de sa politique monétaire, les anticipations d’inflation des consommateurs selon le sondage de l’Université du Michigan, qui ont été rendues publiques vendredi dernier, montrent une forte augmentation des anticipations d’inflation des consommateurs américains pour les cinq prochaines années. Rappelons que la Fed veut s’assurer que les anticipations d’inflation à plus long terme soient raisonnablement bien ancrées. En effet, lorsque les anticipations d’inflation à plus long terme ne sont pas bien ancrées, les consommateurs se précipitent pour faire leurs achats en supposant que les prix vont augmenter, ce qui ne fait qu’exacerber les pressions inflationnistes et les rendre plus persistantes.
Les attentes d’inflation des cinq prochaines années aux États-Unis s’étaient stabilisées à 3 % ces derniers mois, mais elles ont bondi à 3,3 % selon les données préliminaires de juin.3 Ce n’est pas encore la catastrophe, les anticipations d’inflation des consommateurs des cinq prochaines années étaient beaucoup plus élevées au début des années 80 et même au début des années 90.4 Mais il s’agit tout de même du taux le plus élevé en plus de dix ans (il était plus élevé pendant la crise financière mondiale, mais a rapidement baissé) et cela suggère que les anticipations d’inflation à plus long terme sont moins bien ancrées.
Les marchés américains ont eu une réaction extrême
Cela a énormément perturbé les marchés parce qu’un resserrement plus marqué augmente le risque que la Fed étouffe le cycle économique américain et provoque une récession. Les marchés boursiers et obligataires ont eu une réaction extrême vendredi dernier, compte tenu du potentiel de hausse des taux et du risque accru de récession, et la tendance s’est poursuivie lundi. Le taux des bons du Trésor américain à 2 ans a considérablement augmenté vendredi, clôturant au-dessus de 3,04 %, soit une hausse de 23 points de base en une journée, et a encore monté d’environ 20 points de base lundi, au moment de la rédaction de cet article.5 Le taux des bons du Trésor américain à 10 ans a lui aussi augmenté, mais pas autant, soit de 11 points de base, pour se fixer à 3,15 %, puis de 18 points de base de plus au moment de la rédaction de cet article lundi.6 Résultat : la courbe des taux s’est considérablement aplatie, mais ne s’est pas inversée. L’aplatissement de la courbe des taux est habituellement un signe avant-coureur d’un ralentissement économique, mais pas d’une récession imminente. L’indice S&P 500 est bien engagé dans un marché baissier dans les opérations intrajournalières et semble sur le point de clôturer en territoire baissier aujourd’hui (le 13 juin).
Les marchés mondiaux réagissent
Les données sur l’inflation aux États-Unis rendues publiques vendredi ont eu un impact sur les marchés mondiaux et cela me paraît logique, étant donné que la Fed est, dans une certaine mesure, la banque centrale du monde et pourrait certainement contribuer à provoquer une récession mondiale. Les marchés boursiers européens se sont repliés vendredi, malgré la réunion du comité de politique monétaire de la Banque centrale européenne (BCE) la semaine dernière, qui nous a appris que la BCE a décidé de procéder à un resserrement moins marqué que la Fed, mais plus rapide que prévu. Les marchés boursiers britanniques ont aussi été durement touchés. Les marchés boursiers canadiens se sont eux aussi repliés, mais dans une moindre mesure, ce qui est logique vu la composition du marché canadien dont les valorisations sont plus faibles et qui est davantage exposé à l’énergie et à d’autres produits de base. Les marchés asiatiques étaient déjà fermés au moment de la publication de l’IPC, mais les marchés ont réagi en clôturant en forte baisse lundi.
C’est une période difficile pour les dirigeants des banques centrales
Je persiste à croire que les États-Unis vont parvenir à éviter une récession, mais nous assistons clairement au début d’un ralentissement marqué. Ce n’est pas une mauvaise chose en soi et ce sera fort probablement nécessaire pour réduire l’inflation et permettre à l’économie américaine d’effectuer un atterrissage en douceur.
Les États-Unis et de nombreuses autres grandes puissances économiques sont confrontées au fait que la croissance doit ralentir rapidement afin de réduire les pressions et les anticipations inflationnistes. Les dirigeants des banques centrales sont engagés dans une course contre la montre car ils doivent ralentir suffisamment la demande pour calmer les pressions inflationnistes afin d’éviter de devoir augmenter davantage les taux d’intérêt. L’économie américaine ralentit déjà et la tendance va probablement se poursuivre. Bref, je garde toujours espoir que la Fed n’aura pas à procéder à des hausses de taux aussi marquées que celles que les marchés anticipent en ce moment. Certes, ralentir l’économie juste assez pour calmer l’inflation sans provoquer de récession est un exercice d’équilibre extrêmement délicat, puisque la politique monétaire est un instrument contondant, pas un outil chirurgical. Donc, bien sûr, les risques de récession ont augmenté depuis la publication des plus récentes données sur l’IPC la semaine dernière et sur les anticipations d’inflation des consommateurs.
En dehors des États-Unis, en particulier en Europe et dans les marchés émergents qui dépendent des importations de produits de base comme l’énergie, les céréales et les métaux, le conflit opposant la Russie et l’Ukraine a provoqué une flambée des prix des produits de base en plus du rebond qui a suivi la réouverture de l’économie en Occident et dans de nombreux marchés émergents. Les États-Unis sont également confrontés à ces pressions inflationnistes, mais seront probablement moins touchés que l’Europe car ils sont des exportateurs d’énergie et d’aliments. Les consommateurs américains ressentent déjà les effets de l’augmentation des prix des aliments, qui pourrait entraîner un ralentissement de la demande de biens et services aux États-Unis et contribuer à réduire les pressions inflationnistes et à ralentir l’économie dans son ensemble.
Pour leur part, l’Europe et les marchés émergents pourraient également devoir composer avec des pénuries et même avec des prix plus élevés, car l’offre de certains types d’énergies est limitée par des embargos et l’approvisionnement en denrées alimentaires est touché par le blocus des ports ukrainiens. Les sanctions pourraient aussi limiter la disponibilité de la potasse destinée aux engrais et les engrais eux-mêmes, que la Russie et la Biélorussie exportent en grandes quantités. Ainsi, l’Europe pourrait être confrontée à de plus fortes pressions inflationnistes et à de plus gros obstacles à la croissance que les États-Unis.
Mettez tout cela ensemble et vous pouvez voir que c’est une période plus difficile pour les dirigeants des banques centrales que depuis de nombreuses années, voire des décennies. Ce ne sera pas évident de trouver le juste équilibre entre les objectifs concurrents de plafonnement de l’inflation autour de 2 %, tout en veillant à ce que l’économie puisse retourner à l’équilibre en fonction de l’évolution des relations post-COVID et en temps de guerre entre les biens, les services et les produits de base.
Y a-t-il de bonnes nouvelles?
Que pourrais-je bien dire pour réconforter les investisseurs en ce moment?
- La, pour ainsi dire, bonne nouvelle est que l’IPC de base, bien qu’encore élevé, semble avoir culminé. Le taux d’inflation de base, qui exclut les prix des aliments et de l’énergie, est la mesure à laquelle la Fed prête attention, plutôt que le taux d’inflation sommaire, qui englobe tout. (Cela étant dit, les dépenses de consommation personnelle de base sont l’indicateur d’inflation de prédilection de la Fed).
- Comme je l’ai déjà dit, les prix élevés sont parfois un remède aux prix élevés, parce qu’ils peuvent réduire la demande. Une donnée très décevante rendue publique vendredi est l’indice de confiance des consommateurs de l’Université du Michigan, qui a enregistré une baisse spectaculaire. Or, il pourrait s’agir d’un scénario où « une mauvaise nouvelle est une bonne nouvelle », dans la mesure où cela pourrait se traduire par une diminution de la demande et de l’inflation, réduisant ainsi les pressions qui poussent la Fed à durcir le ton.
- Ces données sur l’IPC global étaient sans aucun doute une mauvaise nouvelle, mais j’ai toujours cru qu’une seule donnée ne suffit pas à changer une trame narrative, et celle-ci ne change certainement pas beaucoup nos perspectives. Nous croyons que l’inflation culminera bientôt et commencera à baisser, ne serait-ce qu’un peu.
- Nous croyons toujours que la Fed parviendra à effectuer un atterrissage en douceur, mais ce sera plus difficile si un resserrement plus marqué est nécessaire pour réduire l’inflation. En effet, nous ne regardons pas l’économie avec des lunettes roses. Nous reconnaissons que les probabilités d’un scénario « d’inflation persistante », dans le cadre duquel les banques centrales risquent de trop resserrer leur politique monétaire et de juguler la croissance économique, demeurent très élevées.
Étant donné que nous croyons être dans la phase de ralentissement du cycle économique, nous privilégions quelque peu les actifs à risque (actions, titres à rendement élevé), mais nous savons que la volatilité va probablement augmenter en raison de l’incertitude accrue à l’égard de la politique monétaire. Je crois que le moment est venu de faire preuve de discernement et de sélectionner avec soin les actifs à risque, en nous concentrant sur des entreprises de meilleure qualité qui ont un pouvoir d’établissement des prix et de bonnes caractéristiques fondamentales.
Voici ce que nous allons surveiller
Tous les regards seront tournés vers la réunion du FOMC de cette semaine et la conférence de presse du président du conseil de la Fed, Jay Powell. J’ai bon espoir que M. Powell parviendra à convaincre les marchés que la Fed sera en mesure d’effectuer un « atterrissage en douceur » en adoptant une position suffisamment belliciste, tout en étant à l’écoute de l’évolution des données. À mon point de vue, la clé est que la Fed reste dépendante des données. Ce n’est pas seulement une question d’inflation, mais aussi de croissance; à mon avis, faire preuve de flexibilité pour trouver le juste équilibre entre ces deux mandats augmentera les probabilités d’un atterrissage en douceur.
Au fait, au cas où vous ne vous souviendriez pas de l’intrigue du film Les Dents de la Mer, le chef Brody et ses deux compagnons de bord n’ont jamais eu un plus gros bateau. Ils sont finalement parvenus à tuer le requin avec leur petit bateau, non sans peine, mais l’important c’est qu’ils y soient arrivés. Peut-être que la Fed pourra en faire autant.
Rédigé en collaboration avec Arnab Das
1 Source : CNBC, « Inflation rose 8.6% in May, highest since 1981 », 10 juin 2022
2 Source : Bloomberg L.P., 13 juin 2022. Tel que représenté par le taux implicite des contrats à terme sur fonds fédéraux, soit des contrats financiers qui représentent l’opinion du marché quant à l’orientation du taux des fonds fédéraux à un moment précis dans l’avenir. Le taux des fonds fédéraux est le taux de financement à un jour auquel les banques se prêtent entre elles.
3 Source : Université du Michigan, Sondage sur les attentes des consommateurs, 10 juin 2022
4 Source : Université du Michigan
5 Source : Bloomberg L.P., 13 juin 2022
6 Source : Bloomberg L.P., 13 juin 2022