Tandis que la crise russo-ukrainienne s’intensifie, Kristina Hooper et son équipe expliquent ce que cela peut signifier pour l’économie mondiale et les catégories d’actifs telles que les actions, les produits de base et les cryptomonnaies.
Au moment où j’écris cet article, la crise entre la Russie, l’Ukraine et l’Occident s’est intensifiée. Le président russe Vladimir Poutine a reconnu les « républiques populaires » dissidentes de l’est de l’Ukraine et a ordonné aux troupes russes d’y lancer une « opération de rétablissement de la paix ». Cela témoigne de l’échec des négociations et de la diplomatie, mais nous n’en sommes pas encore à une guerre ouverte.
Par-dessus tout, mes pensées vont à tout le monde dans la région et je prie pour que les chefs d’États parviennent à désamorcer la situation pour éviter les pertes de vies et la dévastation qu’une guerre entraînerait. Dans cet article, je me penche sur les ramifications économiques et commerciales que cette crise pourrait avoir.
Quelles retombées cette crise pourrait-elle avoir sur l’économie mondiale?
Les investisseurs craignent, à juste titre, que de nouvelles hostilités déstabilisent l’Europe et que les sanctions imposées par l’Occident en guise de représailles et les contre-sanctions de la Russie ne fassent grimper les prix de l’énergie, des métaux et des céréales, ce qui ralentirait la reprise économique mondiale et accentuerait les pressions inflationnistes.
Il semble probable qu’il y aura une nouvelle escalade des tensions, mais nous sommes encore loin d’une véritable invasion ou de sanctions extrêmes qui pourraient causer énormément de tort à l’économie mondiale. Le déclenchement des hostilités est une source de fortes tensions géopolitiques et de volatilité financière, mais nous croyons que les véritables perturbations de l’économie et des marchés vont toucher principalement l’Ukraine et la Russie, et peut-être aussi l’Europe, mais les retombées devraient être plutôt restreintes dans le reste du monde, à moins qu’une guerre ouverte n’éclate.
Quelles retombées cette crise pourrait-elle avoir sur chaque catégorie d’actifs?
Voyons ce que cela pourrait signifier pour différentes catégories d’actifs :
Actions : Malheureusement, cette crise géopolitique ne fera qu’amplifier la volatilité et les replis potentiels provoqués par le début du resserrement de la politique monétaire. La bonne nouvelle est qu’elle sera probablement de courte durée, du moins pour les principaux marchés, mais les pressions et la volatilité pourraient se poursuivre dans certains marchés régionaux. Mon collègue Paul Jackson a examiné six conflits majeurs (la Première Guerre mondiale, la Seconde Guerre mondiale, la Crise des missiles de Cuba, la Guerre du Yom Kippour, la Guerre du Koweït et la Guerre d’Irak) et a constaté que l’indice S&P 500 (et avant son existence, l’équivalent du marché boursier américain tel que construit par Robert Shiller) a perdu en moyenne 9 % après le début de ces conflits.1 Cependant, il a touché le fond en à peine douze mois et récupéré les pertes en 18 mois.1
Pétrole : Le pétrole sera probablement touché par une invasion russe de l’Ukraine, surtout s’il y a des sanctions extrêmes, comme je l’ai mentionné dans mon blogue de la semaine dernière. Paul Jackson a passé en revue l’historique des prix du pétrole et a constaté qu’en dollars d’aujourd’hui, le prix du pétrole à 100 $ est rare (le prix de l’intermédiaire de l’Ouest du Texas n’a franchi le cap des 100 $ que pendant 8 % des mois depuis janvier 1870).2 En fait, la demande et la dynamique de l’offre ont généralement ramené le prix du pétrole dans la fourchette de 20 $ à 60 $ (en dollars d’aujourd’hui).2 Divers facteurs, notamment la forte reprise économique, la réduction de l’offre et le contexte géopolitique, ont propulsé les prix à la hausse, mais il semble peu probable que cette situation perdure. Si l’on regarde les prix au comptant et à terme, les prix à court terme sont actuellement beaucoup plus élevés que les prix à plus long terme (phénomène appelé déport). En effet, il existe un risque apparent de pénurie à court terme en raison de la forte demande et des ruptures d’approvisionnement anticipées en provenance de la Russie. Un tel degré de déport persiste rarement et est généralement résolu par une baisse des prix à court terme.
N’oublions pas que l’économie mondiale est beaucoup moins dépendante du pétrole qu’elle ne l’était dans les années 70. Cependant, il pourrait très bien y avoir une réaction viscérale à une intensification du conflit qui pourrait faire grimper les prix du pétrole à court terme, mais nous sommes portés à croire que les marchés escomptent déjà une bonne partie de cette éventualité, compte tenu de la forte remontée des prix du pétrole jusqu’ici. Il convient également de noter que les États-Unis sont actuellement en négociation avec l’Iran et pourraient réduire les sanctions imposées à ce pays, ce qui entraînerait une forte augmentation de l’offre de pétrole, ce qui devrait contribuer à limiter la hausse des prix du pétrole. Cela étant dit, ramener les exportations de pétrole de l’Iran sur le marché mondial ne règlerait pas complètement le problème de l’interruption des exportations de pétrole de la Russie. La Russie est le troisième plus grand producteur de pétrole au monde ; elle produit environ 11 millions de barils par jour, exporte environ 4,3 millions de barils par jour et fournit environ le quart des importations de pétrole de l’Europe occidentale.3 Selon diverses sources officielles et privées, la production totale de pétrole de l’Iran représente moins du tiers de celle de la Russie et son excédent exportable est inférieur de moitié, dont une partie est déjà exportée malgré les sanctions.3
Gaz : La Russie est un exportateur crucial, qui fournit environ 40 % des importations de l’Europe occidentale.4 L’Agence internationale de l’énergie (AIE) estime que la Russie avait déjà réduit ses exportations vers l’Occident d’environ 30 %, ce qui a contribué à des pics et à une hausse des prix de l’énergie dans toute l’Europe.4 Le prix du gaz sur le marché au comptant avait déjà augmenté à peu près au même rythme que celui du pétrole au moment d’aller sous presse. Le gaz naturel liquéfié et d’autres formes de gaz du Moyen-Orient et d’ailleurs dans le monde sont détournés vers l’Europe occidentale, mais si les exportations de gaz de la Russie continuent de diminuer, cela risque de faire monter les prix et pourrait causer du tort aux consommateurs pendant l’hiver en faisant grimper le prix du gaz et des autres sources d’énergie à l’échelle mondiale. Le gaz mérite une surveillance particulière car il s’agit d’un marché plus localisé, puisque la distribution se fait par pipelines, plutôt que d’être transporté des pays exportateurs vers les pays importateurs, ce qui pourrait fournir à la Russie un levier plus direct contre les sanctions de rétorsion que le pétrole, qui est un marché un peu plus mondial.
Autres produits de base : Comme je l’ai mentionné la semaine dernière, la Russie est le plus gros exportateur de palladium et aussi un gros exportateur d’autres métaux. L’Ukraine et la Russie sont également d’importants producteurs de blé et, dans le cas de l’Ukraine, de maïs. Je m’attends donc à ce que les prix de ces produits augmentent.
Or : L’or a toujours été fortement corrélé aux risques géopolitiques. Une étude a révélé que l’or présente une forte relation positive avec les risques géopolitiques, contrairement à d’autres métaux précieux.5 Une variation de 1 écart-type dans l’indice de risque géopolitique a entraîné un rendement du prix de l’or de 0,80 %. Par conséquent, je m’attends à ce que le prix de l’or augmente si les tensions en Ukraine continuent de s’intensifier.
Cryptomonnaies : Comme le bitcoin est souvent appelé « l’or numérique », les investisseurs semblent impatients de supposer que le bitcoin possède bon nombre des mêmes caractéristiques que ce métal précieux. Cependant, l’étude sur l’or et les risques géopolitiques à laquelle j’ai fait référence plus haut a révélé que le prix du bitcoin n’est pas corrélé aux risques géopolitiques.5 Cela étant dit, il faut préciser que cette étude a été publiée il y a quatre ans et que le comportement du bitcoin a changé ces dernières années, puisqu’il s’est « démocratisé ». Cependant, je ne m’attends pas à ce que le bitcoin procure une couverture contre les risques géopolitiques. À preuve, le prix de l’or a augmenté à mesure que les risques géopolitiques se sont accrus, mais celui du bitcoin a chuté la semaine dernière.6
Monnaies fiduciaires refuges et « actifs sûrs » conventionnels : Pendant les périodes de fortes turbulences géopolitiques qui menacent véritablement l’économie mondiale, quelques actifs financiers conventionnels ont tendance à bien se comporter et à surclasser les actifs à risque, comme les actions, qui sont plus directement axées sur la croissance. Il s’agit notamment du dollar américain, du yen japonais, du franc suisse ainsi que des bons du Trésor américain, des obligations d’État japonaises et des Bunds allemands.
Au moment d’aller sous presse, nous ne voyons pas tant de pressions à la hausse sur ces « actifs sûrs », les principales devises et les marchés obligataires étant surtout motivés par les anticipations d’inflation et les attentes en matière de politiques des banques centrales. Nous ne voyons pas non plus de pressions à la baisse sur l’euro, par exemple. Cela est conforme à notre point de vue selon lequel, à moins d’une invasion totale, la crise restera probablement localisée, tant sur le plan économique que financier.
Des sanctions ont déjà été imposées et elles seront probablement renforcées, mais nous croyons qu’elles resteront somme toute ciblées et viseront des personnes, des entreprises et des secteurs précis de la Russie, plutôt que des mesures plus larges qui empêcheraient les importations d’énergie en Europe et limiteraient la capacité d’exportation de la Russie. Cela étant dit, si les hostilités ciblent Kiev ou s’étendent en vue d’une invasion totale de l’Ukraine, les sanctions seront probablement renforcées, ce qui nuirait davantage aux marchés mondiaux. Il convient de noter que l’Allemagne a déjà bloqué l’approbation du projet Nord Stream 2, deuxième gazoduc qui permettrait aux exportations de gaz russe vers l’Europe occidentale de contourner l’Ukraine. En cas d’invasion totale, le projet pourrait éventuellement être annulé et d’autres sanctions plus sévères seraient imposées. Mais les sanctions contre la Russie ne sont qu’un facteur qui risque de faire monter les prix. De son côté, la Russie pourrait réduire ses exportations en guise d’outil non militaire pour infliger des dommages économiques. En outre, si le conflit armé s’intensifie, les infrastructures pourraient être endommagées, ce qui réduirait la production et l’exportation de produits de base.
Compte tenu de l’augmentation des tensions et du risque réel de nouvelles hostilités, les actions sont susceptibles de devenir volatiles et un peu imprévisibles à court terme, et les prix du pétrole et du gaz pourraient facilement augmenter à court terme. Rares sont les catégories d’actifs qui ont été de bonnes couvertures contre les risques géopolitiques, mais l’or ainsi que le dollar, le yen et le franc suisse en font partie. Dans ce contexte, les investisseurs doivent garder à l’esprit leur horizon temporel avant de réagir émotionnellement à des événements susceptibles d’avoir un impact à court terme sur diverses catégories d’actifs.
Même si les prévisions de divers économistes et stratèges concernant les hausses de taux de la Réserve fédérale américaine (Fed) cette année continuent d’augmenter, la semaine dernière, nous avons vu des signes que la Fed pourrait adopter une approche plus mesurée des hausses en 2022 :
- Le sondage de la Réserve fédérale de New York sur les attentes des consommateurs rendu public la semaine dernière a révélé que les anticipations d’inflation à plus long terme ont culminé à l’automne, puis chuté considérablement.
- Le procès-verbal du Federal Open Market Committee (FOMC) montre que le président de la Réserve fédérale de St. Louis, James Bullard, semble faire bande à part en ce qui a trait au resserrement de la politique monétaire; la plupart des membres du FOMC privilégient une politique plus accommodante que ce à quoi on s’attendait. Malgré une volonté de « réduire considérablement la taille du bilan », il est clair que la Fed va continuer à se fier aux données pour guider le resserrement de sa politique monétaire.
À surveiller
En plus de suivre l’évolution de la situation concernant la Russie et l’Ukraine, je vais surveiller de près :
- Le sondage du Conference Board sur la confiance des consommateurs américains
- Les estimations préliminaires des indices des gestionnaires en approvisionnement du Japon et de la zone euro
- Le produit intérieur brut des États-Unis
- L’indice de confiance des consommateurs de l’Université du Michigan. J’aimerais avoir la confirmation des anticipations d’inflation citées récemment dans le sondage de la Réserve fédérale de New York.
- La prochaine allocution de la présidente de la Banque centrale européenne, Christine Lagarde
Rédigé en collaboration avec Arnab Das et Paul Jackson