Boussole hebdomadaire des marchés : « L’exubérance irrationnelle » a-t-elle eu raison des marchés?
Une question que je me fais souvent poser ces temps-ci est : « La bourse est-elle dans une bulle spéculative? »
Je vais tenter de répondre à cette question selon ma propre expérience. J’ai fait mes débuts dans le domaine des services financiers à la fin de 1995; je venais de quitter le droit et j’étais fébrile à l’idée d’entreprendre une nouvelle carrière. Peu de temps après, j’ai écouté attentivement un discours historique du président du conseil de la Réserve fédérale américaine (Fed), Alan Greenspan, qui disait que le marché boursier affichait une « exubérance irrationnelle ». Plus précisément, il a posé la question suivante : « Comment savoir quand l’exubérance irrationnelle a indûment augmenté les cours des titres, qui deviennent alors sujets à des contractions inattendues et prolongées? » Les propos de M. Greenspan ne sont pas arrivés à point nommé – le marché boursier a continué de grimper pendant plusieurs années – mais il s’est fortement replié en mars 2000 lorsque la « bulle technologique » a éclaté.
Robert Shiller a élaboré sur ce concept dans son livre paru en 2000 intitulé Exubérance irrationnelle, dans lequel il décrit l’exubérance irrationnelle comme une phase critique, en l’occurrence la base psychologique, d’une bulle spéculative. Il l’a définie comme « une situation dans laquelle des nouvelles de hausse des cours stimulent l’enthousiasme des investisseurs, enthousiasme qui se diffuse par contagion psychologique d’une personne à une autre pendant le processus, amplifie les informations justifiant la hausse des cours et intéresse de plus en plus d’investisseurs. Ceux-ci, malgré les doutes sur la valeur réelle de leur investissement, sont attirés par la hausse, en partie au travers de l’envie de partager les succès des autres et en partie en raison de l’excitation que ressent tout joueur ».
Cette définition ne convient peut-être pas à de nombreux investisseurs. Après tout, nous savons qu’il n’y a en réalité que deux émotions dans le monde de l’investissement : la peur et l’appât du gain ou, dans des termes plus polis, l’optimisme et le pessimisme. Je dirais qu’il est difficile de faire la différence entre l’optimisme / l’appât du gain et l’exubérance irrationnelle. Je pense qu’il faut s’en remettre à Charles Kindleberger pour savoir ce qu’est une bulle spéculative.
M. Kindleberger a décrit les cinq étapes d’une bulle spéculative :
- Déplacement : Il se produit une sorte de catalyseur qui est reconnu par les premiers investisseurs (c’est-à-dire, « l’investissement avisé ») qui les pousse à commencer à investir dans un secteur, un pays ou un thème.
- Expansion : Le récit qui justifie l’investissement gagne du terrain et l’élan prend de l’ampleur.
- Euphorie : Les médias commencent à couvrir l’investissement de manière plus large et tout le monde prend conscience de cette bonne occasion de placement. Dans les années 90, les chauffeurs de taxi investissaient dans des actions Internet; aujourd’hui, ce sont des entrepreneurs qui investissent dans des bitcoins et des chauffeurs d’Instacart qui investissent dans Gamestop. Puis, l’élan augmente considérablement.
- Crise : Les premiers investisseurs commencent à se retirer. Les liquidations se multiplient à mesure que les investisseurs quittent le navire et que les cours baissent. La bulle éclate et « l’achat euphorique » cède le pas à « la liquidation en panique ».
- Révulsion : La couverture médiatique devient globalement négative, le titre devient très mal aimé et son cours peut chuter à des seuils irrationnellement bas.
Je pense qu’il est important de souligner que même si nous voyons souvent les deux ou trois premières étapes du modèle de Kindleberger, nous n’arrivons pas toujours à la quatrième ni à la cinquième étape. Par exemple, les investisseurs peuvent se désintéresser d’un secteur, d’un pays ou d’un thème d’investissement, ce qui entraîne une stagnation du cours, mais pas une baisse significative. Ainsi, bien que ces premières étapes soient des conditions préalables à une bulle spéculative, elles ne permettent pas d’établir si nous sommes ou non en présence d’une bulle.
Nous pourrions nous en remettre aux indicateurs techniques pour savoir de quoi il en retourne. Habituellement, les analystes techniques utilisent les indicateurs énumérés ci-dessous pour savoir si le marché plafonne :
- Le nombre de sociétés dont le cours atteint un sommet en 52 semaines diminue.
- Le marché rétrécit. Les indices généralisés baissent, tandis que les indices plus restreints montent.
- Les cours ne parviennent pas à atteindre des sommets plus élevés ni à chuter à un creux plus bas que le creux précédent de la tendance haussière. (Cet indicateur est considéré comme la confirmation ultime car il indique le moment précis où le titre plafonne.)
Gardez à l’esprit que les deux premières conditions peuvent exister pendant très longtemps et ne mènent pas toujours à la troisième ni à la correction qui suivrait vraisemblablement.
Nous pouvons nous reporter aux travaux d’Hyman Minsky, économiste américain vénéré à titre posthume, pour obtenir quelques conseils. L’hypothèse d’instabilité financière de Minsky peut s’appliquer au monde des placements. M. Minsky a postulé qu’une période substantielle de gains de placement crée un environnement dans lequel les investisseurs ont une perception diminuée du risque de marché global. Cela peut entraîner un comportement d’investissement plus spéculatif. En cas de baisse du cours du titre, les investisseurs pourraient être contraints de vendre des investissements plus liquides et moins spéculatifs, ce qui aurait pour effet d’amplifier le repli boursier et donnerait lieu à un « moment de Minsky ».
Nous savons que les conditions financières sont favorables et que les investisseurs sont plus enthousiastes; et nous savons aussi que les cours des titres ont augmenté. Mais cela ne signifie pas que nous sommes en présence d’une bulle spéculative. Les cours des titres pourraient augmenter parce que les investisseurs anticipent une période de forte croissance économique, alors que de nombreux pays se remettent de la pandémie et bénéficient de plus généreuses mesures de relance budgétaires et monétaires. Les cours boursiers peuvent aussi augmenter parce que l’investissement est subjectif et que les actions et autres actifs à risque sont plus attrayants que les titres d’emprunt souverains et les liquidités dans une conjoncture de bas taux (concept appelé « TINA », acronyme de l’expression anglaise « there is no alternative »). Les cours peuvent aussi augmenter parce que les dépenses discrétionnaires ont diminué et que l’épargne moyenne des ménages a augmenté pendant la pandémie, ce qui accroît les liquidités dont les particuliers disposent pour investir.
En fin de compte, il est inévitable que les cours des titres connaissent des cycles et les corrections font partie intégrante des cycles. Mais ce n’est pas une raison pour que les investisseurs abandonnent les marchés boursiers; à mon avis, c’est une raison d’avoir un portefeuille bien diversifié entre et parmi une variété de catégorie d’actifs, y compris les titres à revenu fixe et les placements alternatifs. Et, c’est une raison d’investir sur un horizon à long terme. Quand je repense au discours d’Alan Greenspan en 1996, imaginez si j’avais décidé de cesser d’investir dans les actions parce qu’elles affichaient une « exubérance irrationnelle » à l’époque?
À titre de référence, l’indice Dow Jones des valeurs industrielles a clôturé à 6 437,10 points et l’indice S&P 500 à 744,38 points le 5 décembre 1996, juste avant le célèbre discours du président du conseil de la Fed, Alan Greenspan, ce soir-là.1 De même, je repense au repli spectaculaire de 2008-2009. Si j’avais abandonné les marchés boursiers au début du repli, ma situation financière serait bien pire aujourd’hui. L’indice Dow Jones des valeurs industrielles a clôturé à 10 917,51 points et l’indice S&P 500 à 1 192,69 points le 15 septembre 20082, le jour où Lehman Brothers a déclaré faillite, ce qui a déclenché la panique générale sur les marchés.
Autrement dit, il n’y a aucun moyen de savoir si nous sommes dans une remontée soutenue ou dans une bulle spéculative, tant qu’on ne la voit pas dans notre rétroviseur, et cela n’a pas vraiment d’importance pour les investisseurs à plus long terme. En réalité, les remontées et les corrections se suivent (et on assiste même à des moments de Minsky), mais la tendance des actions à long terme est à la hausse.
1 Source : Bloomberg L.P.
2 Source : Bloomberg L.P.