À l’approche de sa réunion de mars, la Réserve fédérale américaine est confrontée à des préoccupations concurrentes : pressions à court terme sur la croissance économique et inquiétudes à plus long terme concernant l’inflation. La Réserve fédérale américaine parviendra-t-elle à effectuer un atterrissage en douceur? Kristina Hooper nous dit ce qu’il faut surveiller.
La semaine dernière, j’ai été sur la route quatre jours sur cinq. J’ai bien aimé être à l’extérieur du bureau pour pouvoir parler avec des clients et des investisseurs, tant institutionnels que particuliers. Naturellement, j’ai noté énormément de pessimisme et d’inquiétude partout où je suis allée et c’est la raison pour laquelle j’ai cru bon de tenter d’essayer de comprendre ce qui se passe en ce moment, à commencer par la Réserve fédérale américaine (Fed) et sa réunion très attendue cette semaine, alors que beaucoup s’attendent à ce qu’elle commence à relever les taux d’intérêt.
La Fed tente de s’attaquer à la fois aux préoccupations à court et à long termes
La Fed a fait vivre des émotions fortes aux observateurs ces derniers mois, au point où ils ne savent plus trop à quoi s’attendre. Lors de la conférence de presse de la réunion du Federal Open Market Committee (FOMC) de décembre, nous avons constaté que la Fed avait adopté un ton plus belliciste et cette impression s’est cristallisée lorsque le procès-verbal de la réunion de décembre du FOMC a été rendu public au début de janvier. Ensuite, la Fed a de nouveau changé de cap, mais plus doucement cette fois, en raison de l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Au cours du dernier mois, les attentes en matière de taux d’intérêt (représentées par les contrats à terme sur fonds fédéraux), tant à court qu’à plus long termes, ont changé du tout au tout, mais différemment.
Il y a un mois, les contrats à terme sur fonds fédéraux indiquaient qu’il y avait près de 50 % de probabilités d’une hausse de taux de 50 points de base en mars.1 Aujourd’hui, il semble y avoir 0 % de probabilité d’une hausse de taux de 50 points de base et près de 5 % de probabilités qu’il n’y ait aucune hausse de taux.1 Comment est-ce possible alors que l’indice des prix à la consommation faisait état d’un taux d’inflation de 7,9 % la semaine dernière?2 Disons simplement ceci : il n’y a pas de Paul Volckers à la Fed. Au début des années 80, M. Volcker s’est fait remarquer en faisant passer le taux des fonds fédéraux de 11 % à un sommet de 20 % dans le but de contrer l’inflation.3 Aujourd’hui, les membres du FOMC ne sont pas disposés à prendre de telles mesures et avec raison; il y a des pressions inflationnistes sur lesquelles la Fed n’a aucun contrôle.
Comparativement à il y a un mois, on s’attend à un ton plus accommodant à la réunion de mars du FOMC, mais plus belliciste quant au taux des fonds fédéraux d’ici décembre. Les probabilités d’une hausse de taux de 125 points de base d’ici décembre ont augmenté, passant de 29,3 à 34,6 %.4 Les probabilités d’une hausse de taux de 150 points de base ont aussi augmenté, passant de 16,4 à 21,3 %.4
Ces changements reflètent des préoccupations concurrentes : inquiétudes concernant les répercussions de la situation actuelle sur la croissance économique et la stabilité financière à très court terme et les craintes concernant son impact sur l’inflation dans les mois à venir. La tâche délicate de réussir un atterrissage en douceur est devenue beaucoup plus difficile pour la Fed. Cependant, je persiste à croire que la Fed va se fier davantage aux données qu’elle ne l’aurait fait avant l’invasion de l’Ukraine par la Russie, ce qui augmente la possibilité qu’elle parvienne à effectuer un atterrissage en douceur de l’économie américaine.
Les anticipations d’inflation à plus long terme demeurent relativement bien ancrées
L’un des facteurs sur lesquels la Fed va se pencher pour évaluer l’ampleur du resserrement est celui des anticipations d’inflation. La Fed veut s’assurer que les anticipations d’inflation à plus long terme demeurent relativement bien ancrées et c’est la raison pour laquelle les données seront un élément important à prendre en considération. Le plus récent sondage de la Réserve fédérale de New York sur les attentes des consommateurs indique que les anticipations d’inflation sur un et trois ans ont culminé et commencent à diminuer. Cependant, ces résultats ont été compilés avant que la Russie n’envahisse l’Ukraine.
L’enquête de l’Université du Michigan de la semaine dernière auprès des consommateurs nous a donné une première idée des répercussions de la crise en Ukraine et de la flambée des prix des produits de base qui en a résulté sur les attentes d’inflation. Comme on pouvait s’y attendre, elle a eu un impact majeur sur les anticipations d’inflation à court terme, entraînant une hausse significative des anticipations d’inflation sur un an en mars. La bonne nouvelle est que les anticipations d’inflation sur trois ans n’ont pas changé, ce qui indique qu’elles demeurent relativement bien ancrées. Justement, ce sont les attentes d’inflation à plus long terme auxquelles la Fed accorde beaucoup plus d’attention; nous allons donc porter une attention particulière à cette donnée.
Nous croyons qu’il est également important de garder un œil sur les indicateurs d’anticipations d’inflation des marchés financiers. Jusqu’à présent, la relation entre les bons du Trésor et les titres du Trésor protégés contre l’inflation indique une anticipation d’une inflation plus élevée à court terme qui baisse à plus long terme, bien que les attentes sur toutes les périodes soient élevées. En gros, nous pensons que les marchés et le public croient toujours que la Fed fera le nécessaire pour maîtriser l’inflation, ce qui signifie probablement qu’elle n’aura pas à en faire autant que si sa crédibilité et sa réputation venaient à décliner.
Les anticipations d’inflation des consommateurs et des entreprises ont somme toute probablement plus de poids pour la Fed que les attentes d’inflation des marchés financiers, car elles pourraient avoir un effet Pygmalion sur l’inflation, car les attentes croissantes pourraient engendrer une hausse de l’inflation. Cependant, les attentes du marché sont susceptibles d’évoluer plus rapidement en réaction aux chocs sur les marchés de l’énergie, des céréales alimentaires et d’autres produits de base en raison de la guerre russo-ukrainienne, et peuvent donc servir d’indicateur avancé pour savoir si la Fed devra relever ses taux plus rapidement ou plus que prévu et anticipé. Après tout, la Fed dirigée par M. Volcker avait jugé qu’elle devait relever ses taux encore plus lorsqu’elle a vu que le marché obligataire n’était pas convaincu de son intention totale de maîtriser l’inflation après ses premières hausses de taux.
La Banque centrale européenne a surpris les marchés
Les craintes d’une hausse du taux d’inflation trottent certainement aussi dans la tête des décideurs de la Banque centrale européenne (BCE). Elle a surpris les marchés la semaine dernière en accélérant le retrait graduel des achats d’actifs. C’est une intervention plus belliciste que prévu, mais cela n’aurait pas dû surprendre qui que ce soit, étant donné que la BCE n’a qu’un seul mandat (la stabilité des prix), comparativement au double mandat de la Fed (favoriser la stabilité des prix et le taux d’emploi durable le plus élevé possible). Je crois que c’est ce qui a forcé la BCE à agir de façon plus belliciste que prévu, mais je ne pense pas que la Fed agira de la sorte la semaine prochaine.
La guerre russo-ukrainienne complique davantage la tâche de la BCE et de la Banque d’Angleterre que celle des autres grandes banques centrales, non seulement parce que l’Europe est en première ligne des hostilités, mais aussi parce qu’elle est plus exposée au risque de stagflation que les États-Unis ou la Chine. Contrairement aux États-Unis, l’Europe dépend énormément des importations d’énergie en provenance de la Russie ainsi que des céréales alimentaires en provenance de l’Ukraine, dont l’approvisionnement est menacé à la fois par les hostilités et les sanctions, surtout si on en venait à un embargo de la part de la Russie ou de l’Occident. Jusqu’ici, la situation a provoqué un choc majeur des prix, mais rien ne laisse présager une interruption de l’approvisionnement; je dirais même que la Russie achemine plus de gaz vers l’Europe de l’Ouest qu’avant la guerre. Mais s’il y avait un choc de l’offre réel et important, l’Europe serait confrontée à la fois à une inflation plus élevée et à un ralentissement de la croissance plus marqué.
Un autre élément d’incertitude de la zone euro est le marché du travail. Les marchés du travail des États‑Unis et du Royaume-Uni sont plus flexibles que celui de la zone euro, de sorte que les salaires et l’emploi y évoluent plus rapidement. Nous assistons donc à un effet plus immédiat de l’inflation sur les salaires dans un contexte de faible taux de chômage aux États-Unis et au Royaume-Uni que dans la zone euro. Par contre, les salaires dans la zone euro, en particulier dans les plus grandes économies comme l’Allemagne, sont fixés par négociations collectives; or, les négociations salariales ne font que commencer.
À notre avis, cette incertitude pourrait mener à un taux d’inflation beaucoup plus élevé dans la zone euro et à un ralentissement de la croissance, ce qui signifie que la BCE pourrait poursuivre la normalisation de leur politique monétaire, mais en étant plus prudente et en se fiant encore plus aux données que la Fed. La Banque d’Angleterre, de son côté, semble plus susceptible d’imiter la Fed, car elle a déjà un problème d’inflation plus élevé et moins de chômage, ainsi qu’un problème de prix de l’énergie similaire à celui de la zone euro.
La COVID-19 se propage en Chine
Si nous accordons trop d’importance aux décisions du FOMC, nous risquons de négliger d’autres développements majeurs. L’un d’eux est l’augmentation du nombre de cas de COVID-19 dans certaines régions du monde. Un certain nombre de pays, comme la Chine, ont pu éviter le nombre élevé de cas de COVID-19 observé dans une grande partie du monde au cours des deux dernières années en instaurant des mesures sanitaires plus strictes. Or, ces mesures ne fonctionnent pas contre le variant Omicron, beaucoup plus contagieux, mais moins dangereux.
Samedi dernier, la Commission nationale chinoise de la santé a annoncé que 1 524 autres cas de coronavirus transmis localement avaient été détectés dans différentes provinces de la Chine continentale. C’est une augmentation substantielle par rapport à seulement quelques centaines de cas par jour il y a une semaine.5 De plus en plus de villes sont en confinement, dont Shenzhen, plaque tournante manufacturière. Préparez-vous, car je m’attends à ce que cela accentue temporairement les perturbations des chaînes d’approvisionnement et les pressions inflationnistes et à ce que cela freine la croissance économique de la Chine. Cependant, cela ne change pas mes perspectives favorables à l’égard de la Chine. En bout de ligne, le variant Omicron s’est avéré être un immunisateur rapide des grandes populations, ce qui leur a permis de rouvrir plus rapidement une fois la vague passée. J’entrevois toujours une réaccélération de la croissance en Chine pendant la deuxième moitié de 2022 et en 2023, laquelle devrait être soutenue par des politiques budgétaires et monétaires plus accommodantes.
Conclusion
En conclusion, les économies et les marchés sont confrontés à un certain nombre de vents contraires, ce qui signifie que les marchés devraient demeurer très volatils. Mais, à mon avis, tout cela ne devrait rien changer pour ceux et celles qui investissent dans une perspective à long terme. Au contraire, la volatilité peut offrir de bonnes occasions de placement dans certains actifs à risque. En effet, lors des précédents cycles de resserrement de la politique monétaire, les cours de certains actifs à risque ont augmenté et la croissance économique s’est poursuivie.6 Si les autorités monétaires parviennent à effectuer un atterrissage en douceur, en ce sens que l’inflation est maîtrisée et la croissance économique se poursuit, nous verrons peut-être que ce cycle n’est pas encore terminé.
Rédigé en collaboration avec Arnab Das et Ashley Oerth.
1 Source : CME Group, 11 mars 2022
2 Source : U.S. Bureau of Labor Statistics
3 Source : Associated Press, « Ex-Fed Chair Volcker dies, tamed inflation with recession », 9 déc. 2019
4 Source : CME Group, 11 mars 2022
5 Source : The New York Times, « Covid News: China Dismisses 2 Mayors and Shanghai Closes Schools as Case Numbers Rise », 11 mars 2022
6 Par exemple, l’indice S&P 500 a augmenté six fois sur six au cours des cycles de resserrement de la Fed depuis 1983, selon l’analyse par Invesco des données de Bloomberg L.P. Voici les dates des six cycles de resserrement de la Fed de la première à la dernière hausse de taux : 1983-1984, 1987-1989, 1994-1995, 1999-2000, 2004-2006 et 2015-2018.